Ombres sur le mur
Si je décidais de choisir quatre tableaux de Sibylle Baltzer et de les disposer en forme de carré autour de moi, je rebâtirais ma demeure, cette maison où j'ai passé mon enfance, avec plus de trous au toit que le toit lui-même ; la pluie tombait dru et j'observais les peintures sur les murs, les yeux inondés de gouttes de ciel. Je veux dire par là qu'à observer l'œuvre de cette artiste, il s'en détache des récits de vie, des flots nostalgiques de passé. La peinture de Baltzer raconte une bribe d'événement, cela peut être une dispute dans un couple, les joies d'une enfant solitaire, les coup de pied d'un gosse rageur qui tape le ballon contre le béton, ou bien un homme absorbé par la lecture d'une histoire, ou cet autre qui a plongé dans la boisson pour oublier celle qu'il a vécue. Toutes ces histoires et de nombreuses autres, nous pouvons les imaginer à travers ce que nous proposent les gris brouillés, les jaunes criards, le dramatisme de carreaux de faïence brisés, la fragilité discordante des formes.
Les formes construisent au-delà des frontières du cadre, et détruisent soudain à dessein l'équilibre, comme la cabriole inattendue d'un gosse des rues qui plonge ses mains dans la flaque, le soleil flottant entre ses jambes écartelées. Les contours mêlés aux griffures de la toile constituent des poèmes en mouvement, sans paroles, murmures que l'air projette sur le tokonoma, trou japonais, creux d'éternité, tunnel pour les âmes. Dans la peinture de Baltzer le spectateur palpite dans la couleur, respire en léthargie, délivre son regard fureteur, et l'artiste soutient là la secrète perforation du toucher.
Le blanc quadrillé, comme des fenêtres filmées par un objectif à flou, rappelle ces vieux films en noir et blanc, l'intense réverbération de la lumière tapie sous des lampadaires peuplés de chats. Le peintre a répertorié les teintes du cinéma, la couleur de l'image rayée sur vieille pellicule, et tire de ce geste l'ardeur d'un tremblement sur écran. Chaque tableau résulte d'un cadrecinématographique, agrandi à la dimension que seule la pupille peut dénaturer, en des centaines de millions de superpositions, surmillimétré dans son aspiration à l'existence naturelle. Les murs filmés revisités, la référence est alors plus profonde, l'analyse bien plus cryptique. L'artiste reflète l'observation d'une façade à travers un film, la description d'une quelconque réalité à travers un poème créé dans la tête du spectateur ; cette bribe éparse de béton finit naturellement par être abandonnée par les personnes qui l'ont habitée. Ce sont des surfaces innervées et nerveuses, comme des membranes de mémoire recouvrant d'épaisses couches le sentiment urbain des textures.
Survient alors la logique des ombres, qui s'entrecroisent et bordent la scène en silence, serrées et lentes, heurtant brèves ou légères nos corps, saisis désormais par l'illusion poétique de la projection Baltzer.
Zoé Valdés Paris, 2008